« Les données de justice ne sont ni suffisamment, ni facilement accessibles »

Moins de 5% des jugements de première instance sont accessibles [Photo Ministère de la justice]

L’accès aux décisions de justice demeure largement insuffisant en France. Fabrizio Papa Techera, DG délégué de Lexbase, évalue à moins de 5% les décisions de première instance accessibles. Leur libération permettrait des prises de décisions mieux informées par les entreprises.

La Revue du digital : les startups de la legaltech ont-elles facilement accès aux décisions de justice ?
Fabrizio Papa Techera, DG Délégué chez Lexbase : il est, dans une large mesure, toujours exact d’affirmer que les données de justice ne sont ni suffisamment, ni facilement accessibles, et cela ne concerne pas spécialement les Legaltech. Et pourtant la loi Lemaire pour une République numérique qui date de 2016 prévoyait l’ouverture des données de justice à tous. Les Legaltech ne demandent du reste pas un accès privilégié aux décisions de justice mais simplement que la loi Lemaire soit enfin suivie de plus d’effets concrets et que nous ayons tous, en tant que professionnels du droit, en tant qu’entreprises, ou que justiciables, accès à un maximum de décisions de justice.

« Les décisions de justice de première instance sont le véritable ‘or blanc’. Elles présentent des faits plus détaillés et elles sont rendues par le juge plus rapidement »

La Revue du Digital : quelles données devraient être libérées en priorité ?
Fabrizio Papa Techera : les décisions de première instance sont le véritable « or blanc ». Elles présentent des faits plus détaillés et elles sont rendues par le juge plus rapidement par rapport à la date de survenance des faits discutés.
Aujourd’hui, moins de 5% des jugements de première instance rendus par les juridictions françaises sont accessibles. Cela veut dire que pour les 95% restants, il faut faire des démarches compliquées et chronophages, et dont l’issue est aléatoire.  Les données de première instance issues du Tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce sont cruciales pour la transparence de notre droit. L’étape suivante serait d’avoir des données sur l’exécution des décisions, notamment auprès des huissiers.
La Cour de cassation, avec l’appui du SDER (Service de documentation, des études et du rapport) pilote la réforme. Elle a décidé de prioriser les arrêts des juridictions supérieures, c’est à dire la Cour de cassation, le Conseil d’Etat et les Cours d’appel, qui sont considérés comme faisant autorité. Mais ces arrêts sont aussi ceux qui sont les plus simples à trouver sur internet.

La Revue du Digital : la justice française parait elle-même faiblement informatisée. Quels services devraient être informatisés ?
Fabrizio Papa Techera : la justice n’est pas l’administration régalienne la mieux lotie en France. Néanmoins, des projets importants ont été menés à bien. Nous avons été précurseurs avec Légifrance. Le RPVA (Réseau privé virtuel des Avocats) pour les avocats est un succès. Justice.fr lancé en 2016 est également une belle avancée. Et d’autres sont en cours : Portalis côté civil, la procédure pénale nativement numérique pour le pénal, etc. Il faut bien voir que la justice ne manque pas seulement de moyens pour sa digitalisation, elle en manque aussi pour les prisons, le personnel, etc. Et la priorisation est un vrai dilemme.  Au-delà des financements, il s’agit aussi d’insérer dans ses processus et son management une culture digitale, depuis les greffes, jusqu’à la direction de la Chancellerie, comme cela a d’ailleurs été plutôt réussi par les administrations sous l’égide de Bercy.


« Il faut insérer une culture digitale dans les processus de la justice et dans son management, depuis les greffes, jusqu’à la direction de la Chancellerie »

La Revue du Digital : quels enseignements les plus utiles pourra-t-on tirer des données de justice ?
Fabrizio Papa Techera : à partir du moment où un grand nombre de données est disponible, les agents économiques, parfaitement informés, peuvent prendre des décisions raisonnables. Aujourd’hui, ces décisions sont biaisées car ce qui est accessible est une vision parcellaire de la réalité et il est aisé d’en tirer des enseignements erronés. Les enseignements tirés de l’accès aux données de justice permettront aussi de fluidifier le fonctionnement des tribunaux, dont on nous répète inlassablement qu’ils sont engorgés. En accédant à l’information, certains litiges – les « petits » litiges – pourraient être évités, ou passer uniquement par une médiation. En réduisant la durée des instructions, en rendant plus efficace l’action des magistrats, on améliore aussi l’image de la justice auprès des citoyens.

La Revue du Digital : est-ce que l’intelligence artificielle pourrait apporter des bénéfices ?
Fabrizio Papa Techera : il y a un mélange de fascination et de crainte autour de l’intelligence artificielle qui est une expression très en vogue. Mais, en ce qui concerne l’étude des décisions de justice, l’IA n’est aujourd’hui pas beaucoup plus que, d’une part, l’anonymisation qui garantit une bonne diffusion et, d’autre part, des statistiques réalisées sur un grand nombre de données passées. Il n’y a pas de quoi alimenter autant de polémiques ! Il n’y a pas de « juge-ordinateur » et nous ne le souhaitons certainement pas. La tradition civiliste en France limite heureusement cette culture du précédent, qui se baserait sur des faits passés pour juger d’une situation identique future.

« Les magistrats eux-mêmes n’ont pas plus accès que les autres aux décisions des différentes juridictions pour les aider »

Ensuite, les algorithmes permettent effectivement d’extraire des données intéressantes. Par exemple, une entreprise peut savoir si un fournisseur ou un client fait face à de nombreux litiges et choisir ou non de travailler avec lui. Un candidat pourra vérifier le « profil » judiciaire de son employeur en termes de contentieux social. Un couple en instance de divorce pourra mieux évaluer ce que chacun est en droit de demander. Idem, d’ailleurs pour les magistrats eux-mêmes qui n’ont aujourd’hui pas plus que les autres accès aux décisions des autres juridictions pour les aider.
Un des graals de l’intelligence artificielle serait d’identifier des décisions analogues entre elles, en ce qui concerne les faits, les moyens et les décisions, grâce aux comparaisons des représentations graphiques qu’en feraient les réseaux de neurones.
Nous travaillons évidemment sur ce sujet avec nos enseignants chercheurs en IA. Le législateur ne peut pas prévoir tous les cas de figure et les décisions de justice sont là pour traiter les faits précis. Le fait de pouvoir les trouver facilement est primordial, même si cela n’implique pas qu’une décision doit avoir force de précédent.



La Revue du Digital : est-ce qu’il sera possible d’effectuer une comparaison entre tribunaux, entre magistrats, afin d’effacer le côté « roulette russe » du passage devant la justice, en amenant plus de cohérence dans les jugements, voire une convergence ?
Fabrizio Papa Techera : la justice en France, ce n’est pas la « roulette russe ». Ce sont des professionnels, qui jugent en leur âme et conscience, avec les moyens dont ils disposent. Il faut savoir proportions garder et s’estimer heureux de vivre dans un pays comme la France où l’indépendance de la justice est un principe qui a encore du sens. Si une décision ne convient pas, les parties ont le droit de faire appel et la juridiction d’appel se prononcera. Le recours permet précisément d’éviter que les magistrats fassent ce qu’ils veulent et l’ouverture des données leur donnera, demain, encore plus de visibilité et donc de responsabilité par rapport à leurs décisions.

« Ce qui est mis sur internet, pour toujours, est plus engageant qu’un jugement qui termine sa vie dans un classeur en carton »

Tout d’abord, si convergence il y a entre les premières instances, ce ne sera pas grâce à l’intelligence artificielle, mais simplement parce que les décisions seront accessibles ! Ce qui est publié, mis en ligne, pour toujours, est plus engageant qu’un jugement qui termine sa vie dans un classeur en carton, au quatrième sous-sol des archives du département. Ensuite, c’est aujourd’hui un délit pénal d’effectuer des statistiques sur les magistrats et c’est une chance, car c’est une garantie de leur indépendance.
Enfin, un justiciable veut être jugé pour la situation à laquelle il fait face, et pas sur la base d’une décision similaire. Et pour le juger avec célérité et perspicacité, le fait de mettre de nouveaux outils à disposition des professionnels du droit, pour les aider à trouver plus vite une information précise dans une masse de données toujours croissante, ne peut être qu’un avantage.

La Revue du Digital : comment évolue le contentieux entre certaines startups et les magistrats ou les avocats, au sujet de l’accès aux décisions de justice ?
Fabrizio Papa Techera : les affaires suivent leurs cours et n’ont pas été tranchées à ce jour. Concernant Lexbase, nous sommes en dialogue constant avec les juridictions, dont certaines sont « juridictions pilotes » de nos outils. Et nous n’avons à ce jour aucun contentieux pendant sur ces sujets avec les juridictions ou les autorités administratives.


« Le problème de l’accès en masse aux décisions de justice réside dans l’anonymisation des décisions. Le risque zéro n’existe pas et c’est à la Cnil d’arbitrer »

La Revue du Digital : l’accès aux décisions de justice est-il gratuit et informatisé ?
Fabrizio Papa Techera : pour les décisions unitaires, l’accès est insuffisant, difficile, mais il est totalement gratuit à l’exception notable des décisions rendues par les tribunaux de commerce qui jouissent d’un statut très particulier et dont les décisions sont accessibles mais payantes. Pour ce qui concerne les décisions rendues par les tribunaux judiciaires, les conseils de prud’hommes ou encore les tribunaux administratifs, tout le monde peut demander une copie, sans bourse déliée.
Pour l’accès en masse aux décisions, côté justiciable, une partie des jugements est notamment accessible via Légifrance. Cependant, comme je vous le disais, cela représente moins de 5% des décisions de justice et majoritairement celles de Cours Suprêmes et de Cours d’appel.
L’accès pourrait également être octroyé par des acteurs privés qui bénéficient d’un stock et d’un flux officiel de décisions de justice, notamment Jurica, Ariane ou autres. Là encore, le problème réside dans l’anonymisation des décisions. Si le taux d’anonymisation, notamment via l’Intelligence Artificielle, d’acteurs privés avoisine les 100%, le risque zéro n’existe pas et il revient à la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) de peser la balance entre coût et avantage sur cette ouverture par les acteurs privés.

« La Cnil pourrait permettre à des éditeurs et legaltech d’ouvrir beaucoup plus leurs bases, très conséquentes, sur les décisions de justice »

Avec une vision pragmatique au profit du justiciable, la Cnil pourrait permettre à des éditeurs et legaltech d’ouvrir beaucoup plus leurs bases, très conséquentes, sur les décisions de justice, étant précisé que beaucoup de contenu « revue », « ouvrage », « modèle de contrats » sont déjà en accès freemium. Le frein pour l’ouverture des décisions de justice côté Legaltech et Editeurs est avant tout réglementaire.
Pour les professionnels du droit, dans le cadre d’offres mutualisées souscrites par les Barreaux, les avocats en France ont accès pour un prix inférieur à celui d’un code de commerce et d’un code du travail papiers à un abonnement annuel comprenant des millions de décisions de justice, des ouvrages, des revues, des modèles de contrat, des infographies, des statistiques juridiques sur les décisions de justice. C’est l’exemple que les acteurs privés peuvent se mobiliser pour garantir un accès fiable et à jour à toute la documentation juridique, y compris les décisions de justice.

Les Legaltech marient les technologies et le juridique

Fabrizio Papa Techera, DG délégué de Lexbase

Lexbase propose des services d’accès à la connaissance juridique. L’utilisateur prend connaissance des textes de lois, des décisions de justice et de leur décryptage à partir d’une base de données unique. Créée en 1998, Lexbase annonce près de 30 000 utilisateurs. Située à Paris, la société emploie 40 personnes pour un chiffre d’affaires de 4,4 millions d’euros.

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