Le management des entreprises « établies » tue l’innovation au sein des incubateurs internes en s’appuyant astucieusement sur le droit à l’échec. Mieux vaut privilégier les incubateurs externes. C’est l’opinion d’un entrepreneur immergé dans l’incubateur d’un grand groupe depuis plus d’un an. Il décrit ici, anonymement, son expérience.
La difficulté des startups à fonctionner avec des entreprises « établies » est bien connue. Pour illustrer ce duo, on a souvent recours aux couples : David et Goliath, Bip Bip et le coyote, ou encore Laurel et Hardy. Je vous laisse deviner à chaque fois qui est le plus sympathique et qui gagne à chaque fois. La réalité est néanmoins bien différente.
Règles établies
Le problème principal est qu’une entreprise « établie » a aussi des règles établies. Avec un département RH, Finance, Juridique … Bref, on peut innover, essayer de créer des partenariats avec des startups, voire investir dans des startups mais auparavant, il faudra être passé sous les fourches caudines de ces trois services (voire plus).
Souvent bureaucratiques, ces services se considèrent comme les protecteurs de l’entreprise contre les risques qu’elle pourrait courir. Personne ne prendra un risque juste pour travailler avec une startup !
Face à cette difficulté, de nombreuses grandes entreprises créent des incubateurs internes, accélérateurs de particules d’innovations élémentaires. Censés tirer parti du meilleur des deux mondes, les incubateurs promettent d’allier la puissance budgétaire ainsi que les services centraux d’une grande entreprise à l’agilité des startups.
Améliorer son image
Les incubateurs internes sont aussi utilisés pour doper l’image de l’entreprise, attirer des talents et peut-être même, réussir un ou deux projets. Car le problème est que dans les entreprises établies, hiérarchiques, on innove souvent pour s’en prévaloir. Aucune obligation de réussite, puisqu’on a le droit, voire le devoir, de se tromper et d’échouer.
Ainsi, le management gagne sur les deux tableaux. On ne peut pas lui reprocher de ne pas essayer des actions novatrices et dans le même temps, on le dédouane immédiatement, car il peut échouer puisque sinon ce n’est pas vraiment de l’innovation.
Tout le jeu consiste donc à en faire un peu (de l’innovation), d’en faire parler beaucoup (communication) et de faire en sorte que les coûts restent raisonnables ou aident à faire baisser les impôts.
Le chien se mord la queue
C’est le paradoxe de l’innovation d’entreprise. Pour éviter de faire de l’innovation uniquement pour s’en prévaloir, il faudrait forcer les équipes à réussir. Mais quand on innove on peut échouer. On ne peut pas forcer quelqu’un à réussir ! Bref, on tourne en rond.
La startup, quant à elle, n’a pas le choix. Ses fondateurs doivent partager une vision, créer un produit qui plait, rechercher le meilleur modèle d’affaire (« business model »). Surtout, une startup vie en apnée, elle ne peut survivre qu’un temps limité, et délimité par son « cash flow ».
Elle peut aussi pivoter, mais pivoter c’est déjà un peu mourir, pour mieux renaître. Chaque jour, il faut prendre des décisions, renforcer l’équipe, faire avancer le MVP (Minimum Viable Product, ou produit viable minimum apte à séduire les clients), trouver des clients, etc.
On attend tout le temps
Dans une grande entreprise, et dans les incubateurs internes, on respecte les règles, on passe son temps à attendre: attendre un budget, attendre un accord, attendre d’avoir convaincu tout le monde, attendre, encore attendre.
Et quand cela ne va pas assez vite, c’est bien entendu la faute du pauvre apprenti entrepreneur qui n’a pas su obtenir ce qu’il faut, perdu qu’il est dans les monceaux d’emails qu’on se transfère et re-transfère et dans les séries de réunions sans fin et sans décision.
Et ce n’est pas tout ! Chaque micro-décision de l’entrepreneur dans un incubateur interne, doit passer au tamis des différentes couches de la hiérarchie. Officiellement, il est libre de faire ce qu’il veut. Dans les faits, il ne peut rien acheter, pas embaucher, ni même signer de contrat sans au minimum l’accord d’un supérieur (ou deux, voire plus).
Parfois des décisions sont prises sans que l’on sache pourquoi, et sans que l’entrepreneur y soit associé, altérant plus ou moins le projet.
Perte de sens
Et puis, lentement, mais sûrement, avec le temps, et à force de devoir l’expliquer, et donc de le simplifier pour qu’il tienne en 5 minutes, le projet perd son côté disruptif, innovant, différent.
La startup de rupture en création dans l’incubateur interne devient lentement un projet comme un autre avec un chef de projet et des exécutants, souvent externes car on n’a pas les ressources en interne (et on ne va pas embaucher des développeurs, oh malheur !).
Le DG d’une startup ne sera jugé que sur les résultats, destin cruel. Dans un incubateur d’entreprise, il faut tenir compte de la politique, des intérêts de chacun, et aussi parfois comprendre qui veut valoriser son passage dans l’incubateur pour la suite, car beaucoup s’en servent comme d’un tremplin.
Désengagement des salariés
Pour d’autres, c’est une oasis dans un environnement interne bien morne où le désengagement est endémique. Alors, il vaut mieux ne pas faire de vagues et y rester bien au chaud.
Une entreprise aime la stabilité et ses actionnaires sa prédictibilité (réelle ou rêvée). Une startup est comme un enfant qui joue, et qui cherche son hochet (« business model ») dans toutes les pièces (« niches ») possibles. Les capacités de jeu, d’émerveillement et le plaisir de la découverte seul ou avec les autres, font partie des clefs de la réussite.
Une grande entreprise ne peut donc pas innover par partie. Soit elle est innovante en son cœur, dès le départ, et irrigue cette vision dans tout son corps. Soit elle dépendra des autres pour innover.Les startups sont alors utilisées comme un moyen externe de rattraper son retard et pour retrouver le goût de la découverte.
Mais les incubateurs internes, à part pour créer de l’animation RH et servir de tremplin professionnel (ou de placard), ne servent pas à grand-chose dans la mue d’une entreprise vers un modèle digital.
Incubateur externe
Une solution possible serait de sélectionner des équipes et des projets en entreprise, de leur donner un budget, autrement dit une durée assurée de vie, et de les installer dans des incubateurs externes.
Pour éviter un choc trop important, et permettre à l’employé en CDI de se muer en entrepreneur au RSI (Régime social des indépendants, un régime cauchemardesque pour ceux qui y souscrivent), un accompagnement sera nécessaire. Il n’est pas aisé de passer du monde protégé d’une entreprise à celui d’une startup, et de vivre sans ce confortable filet social.
De fait, ce filet empêche justement la prise de risque, de ressentir l’ivresse du danger, le nécessaire déséquilibre avant. Grâce à cet accompagnement, libérés des contraintes internes, et responsables de leur destin, les salariés de l’entreprise établie pourront avancer sur leur projet librement, tout en ayant cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Et puis, s’ils réussissent, ils pourront s’envoler de leurs propres ailes, sinon, ils rentreront au nid, plus tout à fait les mêmes.