Des TER trop larges pour les quais de gare : décryptage de l’emballement autour d’une pseudo bourde


La SNCF et RFF ont passé un mauvais moment dans les médias et sur les réseaux sociaux dans l’affaire des nouvelles rames aux dimensions incompatibles avec les quais de gares de l’hexagone. Les deux entreprises auront été incapables de s’expliquer face à la pression d’une société médiatique qui a tendance à regarder par le petit bout de la lorgnette et à désigner prestement des coupables. Olivier Cimelière, directeur d’Heuristik communication décrypte l’événement.

Lorsque j’ai découvert l’incroyable nouvelle publiée par le Canard Enchaîné le 21 mai, j’avoue avoir été estomaqué par l’énormité de l’affaire telle qu’elle était narrée par l’hebdomadaire satirique. Ainsi donc, les architectes et les ingénieurs de Réseau Ferré de France (RFF) et de la SNCF auraient été incapables de sortir à l’avance leur double décimètre pour s’apercevoir que les rames des futurs trains express régionaux (TER) risquaient de s’encastrer dans certains quais de gare à cause de leur gabarit plus volumineux.

Croiser les sources


Comme beaucoup de twittos, j’ai ensuite rigolé aux blagues des internautes inspirés par le côté ubuesque de l’histoire. Pourtant, en lisant et en croisant plusieurs sources, j’ai progressivement compris que le prisme médiatique déformant, la viralité numérique incontrôlable et la communication à tâtons ont finalement fait le lit de la crise d’image. Voici pourquoi.

En dépit de timides et surtout inaudibles argumentaires, la SNCF et RFF ont été mitraillés de toutes parts comme étant des symboles désastreux de la gabegie des deniers publics et de l’incompétence des fonctionnaires. Sans nier l’incontestable dysfonctionnement qui altère gravement les relations entre les deux entités publiques depuis leur séparation en 1997, cette crise est surtout le reflet d’une société médiatique qui a tendance à regarder par le petit bout de la lorgnette et à désigner prestement des coupables eux-mêmes empêtrés dans leurs incohérences.


L’effet heuristique a encore frappé

SNCF RFF - canard enchaineLors de crises, « l’heuristique » de représentativité est un mécanisme sociétal fréquemment à l’œuvre. Une situation particulière tend à devenir une évidence universelle irréfutable aux yeux du plus grand nombre.

C’est exactement ce qui s’est produit lorsque le Canard Enchaîné a jeté un pavé dans la mare en affirmant que SNCF venait de commander 2000 rames TER flambant neuves mais trop larges pour s’adapter aux dimensions de certains quais de gare.

Conséquence de la supposée boulette, il va falloir entreprendre des travaux de rabotage des dits quais pour permettre aux trains de circuler normalement. Le chantier pourrait coûter des dizaines de millions d’euros à l’entreprise publique. Dans un pays où le gouvernement s’efforce de faire la chasse au gaspi parmi ses administrations et rogne sur tous les budgets d’Etat, l’histoire éclate comme un coup de tonnerre.

Une source d’une grande fiabilité journalistique

Le fracas est d’autant plus retentissant dans l’opinion publique qu’il provient d’une source d’information réputée pour être d’une grande fiabilité journalistique. S’il lui arrive parfois de commettre quelques erreurs, Le Canard Enchaîné n’a en revanche que très rarement perdu en justice lorsque des acteurs mis en cause l’attaquent pour mensonges, fausses informations ou calomnies.

Les enquêtes de l’hebdomadaire ont la réputation d’être sérieusement alimentées et étayées de preuves concrètes. Même si toutes les révélations du Canard Enchaîné ne jouissent pas systématiquement du même écho que l’affaire des TER, sa réputation a fortement joué dans la crédibilisation de l’histoire dont se sont immédiatement emparés les autres médias, chaînes d’infos 24/24 en tête.

300 millions d’euros de frais

Ensuite, l’énormité des chiffres ronds (de surcroît faciles à mémoriser) a d’emblée plombé la défense de RFF et SNCF. Au départ, il est question de 2000 rames dont la largeur est inadaptée pour 1200 quais de gare, soit un chantier équivalent à 50 puis 80 et même 300 millions d’euros pour les plus pessimistes.

Le tout devant être financé par des sociétés vivant de fonds publics. Une telle accumulation de zéros dans une France en crise et en mode de serrage de ceinture constituait alors de toute évidence un boulevard pour déclencher une crise médiatique hors pair. Les intervenants de la première heure ne vont d’ailleurs pas s’y tromper en répétant en boucle ces chiffres comme autant de preuves de l’impéritie des dirigeants de RFF et de la SNC. Les médias vont s’engouffrer alors à vitesse éclair pour mettre sous pression Jacques Rapoport, le président de RFF et Guillaume Pépy, président de la SNCF.

Entreprise publique = bouc émissaire pratique

SNCF RFF - dessinDans ce jeu de massacre médiatique, le statut des deux entreprises n’a guère aidé les impétrants à faire entendre leur voix.

Qui dit entreprise publique, dit généralement fonctionnaire avec tout le cortège de représentations sociales souvent négatives qui gravitent autour, et pas toujours infondées, il faut bien l’avouer.

C’est particulièrement prégnant pour la SNCF qui est régulièrement brocardée dans l’opinion publique pour les grèves à répétition de son personnel roulant et pour les retards accumulés sur certaines lignes à cause d’un matériel à bout de souffle et des infrastructures vieillissantes.

A cela, s’ajoute la constante guéguerre handicapante entre la compagnie ferroviaire nationale et son alter ego RFF en charge des voies et des installations. Sauf que dans l’esprit du grand public, bien peu de personnes savent qu’il existe deux sociétés qui s’écharpent constamment sur le financement des chantiers.

Le président de la SNCF dans le viseur

Au final, c’est la SNCF qui est dans le viseur médiatique. Pour s’en convaincre, il suffit de relire les gros titres des journaux pour constater que cette dernière en prend largement plus pour son grade que RFF. De même, lorsque des têtes à couper sont exigées par les politiques, c’est d’abord celle de Guillaume Pépy qui est visée, y compris lorsque Jacques Rapoport monte au feu dans les médias.

Même si paradoxalement, la SNCF est une entreprise indissociable du patrimoine technologique et industriel français pour laquelle subsiste toujours un attachement profond, il n’en demeure pas moins qu’elle fait aussi partie de ces « vaches sacrées » de la culture étatique et administrative.

Une culture devenue incompatible avec le marché

Cette culture est devenue de moins en moins compatible avec les exigences du marché et la libéralisation économique que l’Union européenne étend progressivement à tous les secteurs. Du coup, une pareille affaire de TER trop larges prend des proportions hallucinantes dans un pays où les ingénieurs sont pourtant censés être compétents et vecteurs de progrès.

En fin de compte, c’est un ingrédient supplémentaire pour faire enfler la crise et désigner un bouc émissaire idoine pour les journalistes. A cet égard, le summum de la caricature sans recul ni perspective a été atteint par l’impayable journaliste droitier de RMC Info, Eric Brunet. Dans un sketch vidéo qui n’a rien à envier à l’humour malingre de chansonniers « has been », il enfile les poncifs comme autant d’assertions requérant un grand coup de balai à la direction de SNCF.

Les réseaux sociaux amplifient l’impact

SNCF RFF - Controleur gros ticketLes médias sont partis en spirale répétitive sans véritable effort de contextualisation. Les politiques étaient trop ravis de l’aubaine et balançaient des rodomontades de proviseurs de lycée.

Les deux entreprises publiques ont également dû subir un bad buzz d’une intensité record sur les réseaux sociaux. Sitôt l’article du Canard Enchaîné connu, les internautes se sont totalement défoulés.

Twitter a vu passer un carrousel de blagues mordantes et de pastiches photographiques hilarants partagés à vitesse éclair par les socionautes ravis de s’en payer une bonne tranche sur le dos des entreprises prises en défaut.

La SNCF citée dix fois plus que RFF

Or, comme dans les médias, c’est surtout la SNCF qui revient en grande majorité dans l’intitulé des blagues et plus rarement le nom de RFF comme le démontre une analyse effectuée par le blogueur spécialiste des crises numériques Nicolas Vanderbiest (1). Dans les mots clés qu’il a relevés parmi les hashtags employés par les internautes, la SNCF arrive clairement en tête avec plus de 25 200 citations là où RFF n’en enregistre qu’à peine 2200.

L’impact est énorme lors de la journée du 21 mai. Nicolas Vanderbiest comptabilise au total plus de 64 300 tweets consacrés aux TER trop gros pour les quais français émanant de plus de 37 000 utilisateurs issus de communautés extrêmement variées. Une dispersion qui souligne la viralité intense du sujet qui devient quasiment impossible à ignorer tant tout le monde en parle, critique et se délecte des détournements humoristiques.

L’inaudible communication de RFF et SNCF

SNCF RFF - gros titre journalComme à leur habitude en communication de crise, RFF et SNCF n’ont pourtant pas esquivé le débat.

Devant l’emballement médiatique, les porte-paroles des deux compagnies sont rapidement montés au créneau pour s’efforcer d’apporter des éléments de contexte, des chiffres et surtout affirmer que la modernisation des quais n’était pas uniquement du fait des nouvelles rames amenées à circuler sur le réseau ferroviaire mais également des normes imposées par l’UIC (Union internationale des chemins de fer) pour rendre les voies interopérables entre les différents pays et améliorer l’accueil des personnes handicapées sur les quais.

Pas de réponse aux allégations du Canard Enchaîné

Dès le 21 mai au matin, un communiqué conjoint est ainsi émis pour tenter de désamorcer la polémique qui enfle. En vain. Beaucoup trop factuel et ne s’inscrivant pas en réponse aux allégations du Canard Enchaîné, le communiqué enchaîne les chiffres et les explications techniques sans réel lien apparent entre elles.

Résultat, les éléments de langage passent totalement inaperçus, y compris dans la presse où ils sont très succinctement repris et surtout écrasés médiatiquement par les saillies outrées de Ségolène Royal, du Parti socialiste ou encore de l’UMP.

Des interviews trop alambiquées

Les interviews accordées sont du même acabit et un peu trop alambiquées pour véritablement convaincre qu’il ne s’agit pas d’une erreur magistrale mais d’un plan de mise à niveau des installations prévu depuis longtemps et au plan de financement déjà établi.

Cette communication aux circonvolutions en clair-obscur, au final inefficiente, incapable d’aller droit au but découle très sûrement des relations éternellement compliquées entre la SNCF et RFF sur la répartition des travaux respectifs à financer. Sans parler de la rallonge budgétaire sollicitée auprès de l’Association des Régions de France (ARF) fort peu encline à mettre la main à la poche !

Peut-être aurait-il fallu commencer plus en amont par ce genre de communication  ?

Toujours est-il que ce manque de mise en perspective dans la prise de parole des deux sociétés a laissé le champ libre aux critiques de tous bords qui ne se sont pas embarrassés de fioritures pour livrer leur vision le plus souvent binaire et incomplète des faits.

Les médias sociaux ont apporté des éléments de contexte

Finalement, c’est aussi sur les médias sociaux qu’il était possible de trouver des éléments de contexte plus éclairants pour comprendre l’exacte origine du pataquès et s’apercevoir par la même occasion que de nombreux médias n’ont guère forcé sur le recoupement tant ces informations ont été occultées.

Ainsi, le blog de Sylvain Brouard, cheminot de son état, apporte des explications nettement plus pondérées où il s’avère que le vrai bug de l’histoire n’a rien à voir avec une impréparation quelconque (2) : « Au point où nous en sommes dans cette affaire, il semblerait donc que l’on soit plutôt face à une bagarre entre entités publiques (SNCF, RFF et ARF) pour savoir qui va payer la douloureuse. On est donc bien loin de la bourde découverte à la dernière minute. Si c’est bien le cas, on peut encore saluer la belle réussite de la séparation entre SNCF et RFF et de la dilution des responsabilités entre les transporteurs et les autorités organisatrices des transports. »

Un autre blogueur, Verel, pousse l’analyse encore plus loin et s’emporte contre la courte vue des médias sur cette affaire et les chiffres insensés jetés en pâture. Pour lui, les médias ne se sont guère posé les bonnes questions et il déplore la cacophonie communicante de RFF et de la SNCF qui n’a rien arrangé (3) : « S’il y a un couac, c’est dans la communication et dans la coordination des acteurs, pas dans l’élargissement lui-même ».

Conclusion – Apprendre de la crise ?

Assez étonnamment, la crise vécue par RFF et la SNCF toute la journée du 21 mai a rapidement décliné. Dès le lendemain, les tweets consacrés à l’affaire étaient déjà retombés sous la barre des 15 000 (4). Dans les médias, les articles se sont alors orientés vers ce qui va constituer la prochaine grosse actualité des deux entreprises : la discussion le 16 juin prochain à l’Assemblée nationale de la réforme du système ferroviaire où précisément la gouvernance bicéphale va être au cœur des débats.

Il reste à espérer que le couac de communication subi avec l’affaire des TER et des quais puisse au moins être l’aiguillon poussant vers une remise à plat organisationnelle plus pertinente et moins cacophonique que celle qui préside jusqu’à présent.

Bien que de subtils jeux politiques ne soient pas à exclure pour expliquer l’irruption soudaine de l’article du Canard Enchaîné dans l’agora médiatique, les deux sociétés auraient probablement pu s’épargner une telle crise (ou du moins en estomper l’impact) en communiquant plus régulièrement et plus visiblement sur les aménagements réalisés sur les quais d’autant plus que les chantiers sont déjà en action depuis longtemps et les fonds inhérents débloqués similairement. Cela aurait très probablement atténué l’emballement médiatique qui a lui sérieusement raboté tout un versant de l’histoire.

Sources

– (1) – Nicolas Vanderbiest – « Analyse de la crise et du bad buzz des TER » – Reputation Lab – 22 mai 2014
– (2) – Sylvain Brouard – « TER au mauvais gabarit, une info trop large ? » – Sylvain cheminot – 21 mai 2014
– (3) – « Bévue imaginaire » – Verel – 21 mai 2014
– (4) – Nicolas Vanderbiest – « Analyse de la crise et du bad buzz des TER » – Reputation Lab – 22 mai 2014

A lire en complément

– « TER et quais de gare : retour sur les faits » – Facta Media – 24 mai 2014

Olivier Cimelière

Littéraire dans l’âme, journaliste de formation et communicant de profession, voilà pour le tableau synoptique express d’Olivier Cimelière. Olivier a 20 ans d’expérience et un parcours plutôt original dans des secteurs d’activité très variés. Expert en stratégie de communication d’entreprise et de réputation des dirigeants, il est directeur d’Heuristik Communications et anime le blog du communicant 2.0. Depuis avril 2014, il est directeur associé de l’agence d’image et opinions Wellcom.

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